Témoignage d'Emmanuel Faber
Emmanuel Faber est président d'ISSB (International sustainability standards board). En juin 2016, alors PDG de Danone, il a dévoilé, au cours d'un discours devant des étudiants d’HEC, un récit intime : celui de la schizophrénie de son frère, dont il était très proche.
Ce témoignage émouvant, inattendu de la part d’un grand chef d’entreprise qui a choisi de rompre avec le langage convenu pour communiquer son engagement en faveur de l’altérité et de la justice sociale, est devenu viral.
L'Interview d'Emmanuel Faber a pris la forme d'un dialogue avec Bénédicte Chenu, secrétaire générale du Collectif Schizophrénies, et Proche partenaire au Laboratoire de Recherche en Santé Mentale, Sciences Humaines et Sociales du GHU Paris.
Bénédicte Chenu : Votre discours devant les étudiants de HEC, évoquant la schizophrénie de votre frère a été très largement relayé.
Est-ce que vous vous attendiez à un tel accueil ?
Emmanuel Faber : Je n’avais pas d’attente. Je souhaitais seulement partager à ces jeunes ce qu’il aurait été utile que j’entende le jour de ma sortie de l’école. On ne se construit pas sur des succès apparents à un écosystème étroit de pseudo-élite, enfermé dans ses normes, mais dans l’adversité, et dans l’altérité, la confrontation au réel.
Ce discours a été vu des millions de fois et on continue à m’en parler presque tous les jours.
Le retentissement de la maladie bouscule tout l’écosystème de la famille ; les parents se retrouvent happés par leur rôle d’aidant ; ils délaissent les autres enfants sans s’en rendre compte. Quand on écoute les frères et sœurs, ils sont les témoins oubliés de la maladie ; ils témoignent presque tous d’un sentiment d’impuissance et de culpabilité, confrontés à une situation nouvelle sans savoir comment s’y prendre.
Est-ce que vous avez ressenti cela ?
E Faber : Oui, bien sûr. Il y a ce « pourquoi lui, et pas moi» «puis-je ’être heureux s’il ne l’est pas » «Qu’aurais-je pu faire ?». Et la maladie bouscule tout l’écosystème. Il y a cette souffrance des proches qui ne se sentent pas légitimes à se dire, qui est silencieuse, et il m’a été souvent difficile de trouver les espaces et les moments pour poser ce fardeau. Sans compter le tabou de la maladie psychiatrique.Dans votre livre « Ouvrir une voie » on lit clairement qu’il y a un avant et un après la maladie de votre frère. Pouvez-vous nous en dire plus ?
E Faber : Ma vie a basculé car j’étais très proche de mon frère, et que je ne l’ai pas lâché. D’une certaine façon, nous avons basculé ensemble, pour entrer dans le monde parallèle de la pathologie, de son langage, de ses codes, de ses modes de vie, de ses incertitudes. Assumer en public la présence de quelqu’un que l’on aime et qui n’est plus celui qu’il était. Accepter le “scandale” de ce qui sort des normes, pour pouvoir néanmoins mener une vie aussi normale que possible, au restaurant, en transports en commun, avec les amis.
Est-ce que vous pensez avoir manqué de connaissances et d’informations sur la schizophrénie ?
E Faber : Oui, on naviguait a vue ; il a fallu des années de diagnostics successifs, de tatonnements, pour commencer à pouvoir « gérer » comme le disait Dominique. À votre avis comment faut-il parler aux frères et soeurs ?
E Faber : Les déculpabiliser, leur dire que leur vie a la même valeur que celle de leur frère ou sœur concerné. La même, c’est-à-dire que la sienne a autant de valeur que la leur, mais aussi qu’ils ne peuvent pas conditionner la leur à la sienne. Rester (ou devenir) autonome vis-à-vis d’un proche malade, c’est un processus réciproque. Ne pas rester seul, être accompagné, avoir des amis. Leur dire. Ne pas laisser le tabou s’installer.La France est un des pays qui stigmatise le plus les schizophrénies, une des missions du Collectif Schizophrénies est la lutte contre la discrimination, le chemin est long, il n’y a pas un jour sans que le mot schizophrénie ne soit utilisé à tort et à travers dans la presse ou pire pour relater un crime odieux.
Avez-vous souffert du regard des autres sur votre frère ?
E Faber : Oui bien sûr. Mais comment leur en vouloir. Les symptômes sont parfois impressionnants. C’est une méconnaissance, et cela renvoie à des peurs viscérales. Cet inconscient qui sommeille au fond de nous. Nous aimerions tant, chacun, être en contrôle total. Ces maladies montrent d’autres rapport à l’identité, la dilatation du moi à des échelles différentes. Mais au prix de terribles souffrances égotiques aussi. Accepter que cela soit une réalité qu on voit, et qui ne reste pas enfermée dans les « asiles » comme dans les prisons, cela demande de se sentir soi-même suffisamment solide, c’est tout un chemin. Le tabou crée le tabou et la stigmatisation. C’est un cercle vicieux.On assiste aujourd’hui à un changement de regard sur les troubles psychiques, petit à petit le tabou se lève. Les personnes témoignent dans la presse, expriment leur vécu dans des livres. On observe une sensibilisation croissante avec les « Journées de la schizophrénie » chaque année, les Semaines d’information sur la santé mentale, dernièrement les journées de la conversation à l’initiative de la Maison Perchée qui ont réuni beaucoup de monde. Un phénomène dû au rôle grandissant d’internet dans le domaine de la santé avec l’appropriation par les individus de l’information médicale.
Comment percevez-vous cela ?
E Faber : Je trouve ça vraiment important. Une nouvelle génération porte un regard différent sur le vivre ensemble. C’est encore très parcellaire, très fragile, mais c’est vrai pour les SDF, les migrants, les gens qui sortent de prison, les personnes en souffrance psychique ou en situation de handicap. Tous ceux qui portent les stigmates de comportements ou de codes qui ne sont pas dans l’étroite définition de la normalité. Cette ouverture à l’être autrement est pourtant essentielle pour la vitalité même de notre vivre ensemble, pour le vivifier, l’enrichir, le renforcer dans sa plasticité, sa capacité à accueillir, intégrer, assimiler la richesse de la différence, quelqu’elle soit, pour sa biodiversité. »Aujourd’hui la pair aidance pour les patients et les familles commence de se développer dans les hôpitaux. J’exerce moi-même la fonction de proche partenaire au sein du GHU Paris dans le but de contribuer à l’amélioration de l’accueil des proches. J’ai un fils atteint de schizophrénie que j’accompagne depuis 10 ans dans le labyrinthe des soins. Avec ma fonction de pair-aidante, ma connaissance expérientielle ainsi été reconnue par l’institution.
Avez-vous été aidé par des personnes qui ont vécu la même expérience que vous ?
E Faber : Il y a 30 ans, il n’y avait que l’UNAFAM. La densité des réseaux de soutien était très faible. Et surtout, il n’y avait pas de tiers-lieux, entre l’hopital, et la famille proche. Rien n’était donc stable. Tout jeune adulte, j’ai eu la chance (mais ce n’était sans doute pas un hasard) de nouer des liens d’amitié avec des jeunes de mon âge dont je me suis aperçu ensuite qu’ils étaient frères ou sœurs de personnes concernées par le handicap ou par la maladie psychique, et avec d’autres pour qui cela n’était pas un tabou, ce qui a aussi permis de nous insérer dans une vie familiale, amicale, des vacances dans lesquelles la présence de personnes concernées faisait partie de ce que nous vivions.Les troubles psychiatriques sont très fréquents, 13 millions de Français sont concernés. Selon l’OMS, 1 Européen sur 4 est touché par des troubles psychiques au cours de sa vie et la psychiatrie se porte mal, il est temps de faire de la santé mentale une grande cause nationale et d’organiser une grande campagne d’information.
Quels seraient à votre avis les leviers qui pourraient aider la société à mieux comprendre les troubles psychiatriques ? »
E Faber : Je pense qu’une grande partie du tabou est lié à la peur. Celle du miroir que nous tend la « folie », comme si nous n’en étions séparés que par une paroi invisible, une limite invisible. Comme si le risque en nous en approchant, c’est que le miroir nous happe et que nous nous voyions nous même dans cette folie. Beaucoup sont terrorisés à l’idée de s’en rapprocher. Nous gagnerions pourtant tous à comprendre, reconnaître que la «normalité » est une construction, une convention sociale qui permet un vivre-ensemble au sens large du terme, et de marcher dans la rue sans avoir peur.Comprendre qu’il n’y a pas une limite des deux cotés de laquelle tout est normal ou tout est folie. Il y a des zones floues, des frontières mouvantes, des trous dans l’espace intérieur. Sur ce trottoir, en chacun de nous, il y a cet homme qui invective les passants, ce migrant insécurisé, ce SDF qui en a fait son espace de vie, cet exclu qui n’est plus en relation.
Reconnaitre que nous sommes nous-mêmes porteurs de nos peurs irrationnelles, « anormales » au sens de la raison. Qui nous font agir sans que nous comprenions pourquoi et sans pouvoir nous en empêcher. Pourquoi craindre les araignées, avoir peur du noir ? De descendre à la cave ? Pourquoi être superstitieux ? Quels sont tous ces petits mécanismes automatiques que nous mettons en place dans nos vies pour nous rassurer ?
C’est en partant à la découverte de ces zones où nous ne sommes plus en « maitrise » que nous pouvons découvrir que nous sommes tous porteurs d’affleurements d’a-normalité. Savoir les « gérer » comme le disait mon frère, c’est une chance incroyable de reconnaitre plus pleinement qui nous sommes et qui sont les autres. De nous ouvrir à la réalité insondable du psychisme humain. Nous rencontrer plus en vérité, une vérité ouverte à tout, prête à tout, et donc en dehors de toute norme. Aucune norme ne dit la vérité. »
Le Collectif Schizophrénies remercie Emmanuel Faber pour le temps qu’il nous a accordé.
En lien avec cet interview :
Emmanuel Faber est très investi pour l’environnement, un autre enjeu majeur de notre société.
Le thème des Semaines d’information sur la santé mentale (SISM) au mois d’octobre sera la psychiatrie et l’environnement un vaste sujet d’actualité, nous espérons qu’il viendra partager son engagement avec nous.